Avec sa nouvelle version du Nom de la rose, Umberto Eco veut séduire les geeks
A l’heure où Internet et les réseaux sociaux ont pris une place prédominante dans les loisirs des adolescents, les faire revenir à la littérature semblait mission impossible. Et pourtant, les séries Twilight, Harry Potter ou Eragon connaissent des succès immenses. A tel point que la “littérature jeunesse” occupe aujourd’hui une place prépondérante dans les revenus des éditeurs.
Dans ce contexte paradoxal, Umberto Eco annonçait en juillet dernier, via un communiqué de son éditeur italien Bompiani, qu’il allait publier une version modifiée de son best-seller mondial, Le nom de la rose (30 millions d’exemplaires vendus à ce jour). Son objectif : alléger le texte tant dans son écriture que dans ses nombreuses citations en latin, afin que le roman soit « plus accessible aux jeunes générations » qui auraient connu le livre sur le web. Paru en octobre dernier en Italie, Le nom de la rose arrive aujourd’hui en France dans sa version « revue et corrigée ». Grasset, qui avait publié le texte original, le sortira en librairie le 25 janvier prochain.
L’initiative d’Eco n’avait pas manqué de provoquer de vives réactions dans le milieu littéraire. L’auteur, qui avait cosigné en 2010 avec Jean-Claude Carrière l’essai N’espérez pas vous débarrasser des livres, dans lequel il assurait de la supériorité du livre papier sur les médias numériques, ne semblait pas le plus bienveillant face aux internautes avalés par leur écran. L’initiative avait donc de quoi surprendre, voire choquer, les professionnels du livre.
Le romancier et journaliste Pierre Assouline, connu pour la rigueur de ses opinions, avait tiré le premier sur son blog. « Eco se serait-il cyniquement convaincu que les jeunes générations du début du XXIe siècle largement numérisées sont déjà moins cultivées que les précédentes au point de leur proposer un Nom de la rose pour les nuls avec qu’il faut de liens hypertexte pour pallier leur ignorance crasse ? » s’énervait-il dès l’annonce par Eco de son initiative. « On voit ce que la librairie, l’édition et l’auteur peuvent y gagner, mais la littérature ? On aimerait après cela écouter le professore Eco expliquer à ses étudiants les nécessités de l’écriture, l’économie interne d’une récit, les exigences d’une texte ».
Si quelques voix fluettes avaient tenté de s’élever en faveur de ce Nom de la rose nouvelle version, les opinions négatives avaient largement prédominé. Et pour cause : la modification par son auteur d’une œuvre adorée par le public provoque la majeure partie du temps l’ire de celui-ci. On se souvient de la rage qu’avait déclenchée la modification par George Lucas de certaines scènes de sa Guerre des étoiles…
Probablement pour ne pas relancer le débat, qui pourrait être fortement nuisible à la carrière commerciale du livre, Umberto Eco ne refait pas état de ses intentions premières dans sa Note de trois pages qui ouvre la nouvelle édition. L’auteur y assure que « les modifications éparses et variées que j’ai apportées au texte originel n’en changent ni la structure narrative ni le style ». Il parle de la suppression de répétitions, telles que des adjectifs ou incises enlevés « pour rendre plus aérienne une période entière ». Eco ne manque pas de souligner que de nombreux passages en latin ont été sabrés, une décision mûrie après une discussion avec l’éditrice américaine de la version originale, qui craignait que le public anglo-saxon ne soit perdu dans cette langue latine. En conclusion, Eco assure que les « variations faites » ne le sont « non tant au profit du lecteur qu’à mon profit à moi de relecteur ».
On pourra s’interroger, sinon s’élever, contre le manque de franchise de ces explications, là où il apparaît évident que les motivations d’Eco sont toutes autres. Si la volonté de rendre son texte plus accessible, voire même lui offrir une nouvelle carrière commerciale, peuvent apparaître comme louables en soi, pourquoi ne pas le dire ? La nouvelle version du livre hurle d’ailleurs son potentiel de séduction auprès du jeune public, notamment grâce à une couverture fortement inspirée des graphismes de films et séries télévisées populaires auprès de la jeune génération, bien éloignée du graphisme original (ci-contre). Et Eco oublie de répondre à une question qui deviendra rapidement centrale : laquelle, de la première ou nouvelle version, devra être considérée à l’avenir comme la version définitive du livre ?
« Le nom de la rose, nouvelle édition » de Umberto Eco, traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, Éditions Grasset, 620 pages, 22 €. Parution le 25 janvier 2012.
« Le nom de la rose, nouvelle édition » de Umberto Eco – Présentation de l’éditeur
Rappel de l’histoire : C’est d’abord un roman policier, une enquête dans un lieu voué au silence et à la prière, admiré de tout l’Occident pour la science de ses moines et la richesse de sa bibliothèque : une abbaye bénédictine située entre Provence et Ligurie. Un moine est assassiné, nous sommes en 1327. Arrive l’ex-inquisiteur Guillaume de Baskerville qui se voit prier par l’Abbé de découvrir au plus vite qui a poussé un de ses moines à se fracasser au pied des murailles. Tout advient en l’espace de sept jours (une mort violente par jour) dans l’enceinte de l’abbaye.
A propos de cette nouvelle version revue et corrigée par l’auteur :
- Les modifications éparses et variées n’en changent ni la structure narrative ni le style – qui est celui d’un chroniqueur du Moyen Age. Certaines répétitions, adjectifs ou incises inutiles ont été éliminés. De rares bévues ont été corrigées par exemple traduire cicerbite (qui est une sorte de chicorée) par courge – quand au Moyen Age la courge n’était pas encore connue.
- Le latin était et demeure fondamental pour conférer à l’histoire sa saveur conventuelle. Cependant, certains passages, où les citations nécessitaient l’emploi d’un dictionnaire et nuisaient à la fluidité du récit, ont été modifiés.
- « Pour le reste, comme je l’ai dit, il s’agit de variations faites non tant au profit du lecteur qu’à mon profit à moi de relecteur, pour que je me sente stylistiquement plus à mon aise… »U.E.
© Éditions Grasset, 2011
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