Vice caché, un Pynchon dans les fumées hallucinogènes
Paru l’été dernier aux États-Unis, Vice caché avait pour le moins pris de court les fans de Pynchon. Et pour cause : quoi de plus étrange, pour l’auteur le plus mystérieux et perfectionniste au monde, de publier un roman deux ans à peine après son monumental Contre-jour, lui qui peut séparer deux ouvrages de presque une décennie. Plus surprenant encore était le contexte du livre. Situé dans le Los Angeles des années 70, il n’en avait pas fallu plus aux mordus de l’auteur d’y voir autant de pistes sur l’intimité de Pynchon, alors que personne ne sait où et en quoi consiste le quotidien de ce dernier, jamais apparu en public. Lecture faite, il semble que le résultat soit un livre bien plus étrange que ce que laissait entendre sa description. Le minimum syndical, en quelque sorte, pour un roman portant un tel titre.
Dans le L.A. des années 70 baigné dans la terreur post-Charles Manson, Larry “Doc” Sportello est un privé aux tendances hippies, dont les enquêtes se brouillent souvent dans les fumées de “marie-jeanne”. Doc reçoit la visite de Shasta, une ancienne maîtresse, qui lui demande son aide sur une affaire sensible. Ayant une aventure avec la magnat de l’immobilier Mickey Wolfmann, elle s’inquiète d’un complot qu’aurait pu monter contre lui son épouse et l’amant de celle-ci. Peu après, Sportello est appelé pour enquêter sur l’un des gardes de Wolfmann, un motard issu d’un gang néo-nazi. Lorsque ce dernier est abattu, alors que Doc est à sa recherche, le privé tombe à nouveau dans les griffes de son ennemi intime, le détective du LAPD “Bigfoot” Bjonsen, qui porte en horreur la culture hippie. Peu après, Wolfman, puis bientôt Shasta, disparaissent. Bon gré mal gré, Bigfoot et Doc unissent leurs forces pour tirer l’affaire au clair, et retrouver les disparus. Les voilà sur la piste d’une mystérieuse organisation, le Croc d’Or, qui semble à l’origine de tous ces mystères…

La couverture originale du livre, signée de l’artiste hawaïen Darshan Zenith.
En apparence donc, Vice caché n’a rien du livre traditionnel de Pynchon. Situé dans une période relativement récente, le roman ne se plonge pas dans les célèbres reconstitutions historiques de l’écrivain. C’est un vrai roman de genre, thème encore jamais abordé de front par l’écrivain. Enfin, son épaisseur (même pas 350 pages pour la version française) n’est nullement comparable avec les précédents textes de Pynchon, dont la plupart flirtent sinon dépassent les 1000 pages. Mais là encore, les apparences sont totalement trompeuses, car Vice caché est un Pynchon dans tous les sens du terme. On y retrouve la culture encyclopédique, le sens pointu du détail, les flamboyantes descriptions qui caractérisent son écriture. La verve hilarante de l’auteur est également bien là, et donne toute sa saveur dans les scènes de “trip” qui envahissent Doc à chaque instant. Enfin, la multitude quasi-infinie de personnages, les rebondissements multiples, faisant apparaître et disparaître les protagonistes, répondent également présents.
Le livre, on s’en doute, sera comme tous ceux de l’auteur un objet d’étude très riche pour les fanatiques de Pynchon, qui n’auront de cesse d’y trouver des pistes sur l’œuvre ou la personnalité de leur écrivain favori. Pas sûr cependant que le lecteur moyen y trouve autant son compte. Car là encore, si le nombre de pages concentré de Vice caché a pu un temps faire apparaître le livre comme l’un des Pynchon les plus accessibles, il n’en reste pas moins que son rythme frénétique et ses innombrables personnages pourront perdre les lecteurs n’ayant pas à l’écran de leur ordinateur le PynchonWiki, site encyclopédique qui est la bible des férus de l’auteur. Cette difficulté sera encore accrue pour le lecteur français, ou plus généralement non-californien, qui n’aura pas forcément et parfaitement en tête les tenants et aboutissants de l’affaire Charles Manson, qui sous-tend le livre, ni encore moins la connaissance de l’underground californien des seventies, dont le roman est truffé de références.
Au final, il est indispensable de dire un mot de la traduction de Nicolas Richard, qui inaugure ici son CV pynchonien, faisant suite à l’habituel traducteur de l’auteur, Claro. Les précédentes traductions de Richard étant de grande qualité, c’est sans réelle surprise que l’on découvre que ce dernier s’est parfaitement glissé dans le style complexe et touffu de Pynchon, et rendu avec beaucoup de talent et de fluidité l’argot, les sous-entendus, et l’humour féroce qui font le livre. Quelques notes de bas de page, ou un bref texte introductif, n’auraient cependant pas été de trop pour les néophytes de la culture américaine. Mais il n’est pas sûr que les drastiques exigences éditoriales de Pynchon auraient permises de telles libertés…
« Vice caché » de Thomas Pynchon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, éditions du Seuil, 360 pages, 22,50 €. Parution le 2 septembre.